II y a trois ans et demi, dans son discours de Toulon, M. Sarkozy,
président de la République française et aujourd'hui candidat à sa réélection, expliquait ce qu'il convenait de faire pour sauver nos systèmes économique et financier : refonder le
capitalisme.
Le plan proposé était cohérent mais, dans le contexte d'effondrement généralisé d'alors, loin d'être véritablement radical : il y avait encore, dans cette proposition de " refondation " du
capitalisme, un relent d'optimisme. Qu'en est-il advenu ? Rien : c'est à Toulon qu'elle a été évoquée et c'est là aussi qu'il en a été question pour la dernière fois. Est-elle présente dans la
campagne présidentielle ? On en trouvait des éléments épars dans le programme des candidats numéros trois et quatre dans les sondages de la semaine dernière, mais rien dans celui des deux
candidats qui caracolaient en tête.
Serait-ce que l'économie et la finance ont connu une telle embellie depuis l'automne 2008 que ce projet refondateur a perdu de son actualité ? La question prête à sourire. En 2010, la Grèce était
au bord de l'abîme - petite économie nationale que la solidarité européenne aurait pu alors sauver à peu de frais. Aujourd'hui, ce sont l'Espagne, voire l'Italie, qui s'y retrouvent. Etre au bord
de l'abîme, c'est comme toute chose apparemment : on finit par s'y habituer.
Qu'est-ce qui explique qu'il ait surtout été question durant la campagne d'obtention accélérée du permis de conduire ou de distribution de la viande de boucherie dans les écoles ?
Deux hypothèses sont envisageables : l'une charitable, l'autre beaucoup moins.
L'hypothèse charitable, c'est que toutes les décisions qui comptent sont prises aujourd'hui, dans le meilleur des cas, à Bruxelles, et dans le pire des cas, à Washington, et qu'il ne resterait
plus, en effet, comme prérogatives pour un président de la République que celles dont disposait un sous-préfet sous la IIIe République. De la même manière qu'un sous-préfet pouvait alors tempêter
aux comices agricoles contre " les directives de Paris, qui créent la révolution chez nous ! ", un président français peut à la fois régler avec autorité les affaires de permis de
conduire et de viande de boucherie et tonner sans inquiéter personne à l'encontre de Bruxelles et de Washington.
L'hypothèse peu charitable, c'est celle du manque d'ambition et d'envergure qui fait qu'un président français n'arriverait à se faire entendre ni à Washington ni à Bruxelles, et si cela se
trouve, pas même à Paris.
Seule bonne nouvelle, si l'on peut dire, le mal n'est pas spécifiquement français : confusionnisme, cacophonie, absence totale de courage politique règnent aujourd'hui en maîtres dans l'ensemble
des pays occidentaux. On en est même venu dans certains Etats à mettre à la tête des affaires d'anciens banquiers dont les décisions calamiteuses il y a seulement quatre ou cinq ans provoquaient
alors la consternation, faute de volontaires parmi les politiques.
La conclusion s'énonce simplement : ce n'est pas d'un président français qui serait seulement " audible " à Bruxelles ou à Washington que l'on a besoin, mais de quelqu'un qui indiquerait la voie
à suivre, brisant la paralysie stupéfaite qui règne aujourd'hui dans ces lieux. Car ce ne sont pas les projets de société de haute volée, économiques et financiers, qui manquent, bien au
contraire :
- Accorder de nouveau la priorité aux salaires plutôt que favoriser l'accès au crédit, lequel est nécessairement cher et se contente de repousser à plus tard la solution des problèmes se posant
d'ores et déjà.
- Mettre hors la loi la spéculation en rétablissant les articles de la loi française qui l'interdisaient jusqu'en 1885.
- Mettre hors d'état de nuire les paradis fiscaux en interdisant aux chambres de compensation de communiquer avec eux dans un sens comme dans l'autre.
- Abolir les privilèges des personnes morales par rapport aux personnes physiques, privilèges ayant permis de transformer de manière subreptice dans nos démocraties le suffrage universel en
suffrage censitaire.
- Redéfinir l'actionnaire d'une société comme étant l'un de ses créanciers et non l'un de ses propriétaires ; établir les cours à la Bourse par fixing journalier.
- Eliminer le concept de " prix de transfert " qui permet aux sociétés d'échapper à l'impôt par des jeux d'écriture entre maison mère et filiales.
- Supprimer les stock-options pour instaurer une authentique participation universelle.
- Réimaginer les systèmes de solidarité collectifs, au lieu des dispositifs spéculatifs voués à l'échec en raison de leur nature pyramidale que sont l'immobilier ou l'assurance-vie, par lesquels
on a cherché à les remplacer.
Enfin, dans un monde où le travail disparaît, la question des revenus doit être mise à plat et faire l'objet d'un véritable débat. On assisterait alors au retour de l'ambition et du courage,
désespérément absents aujourd'hui.
Paul Jorion
Economiste et anthropologue
Paul Jorion, né le 22 juillet 1946 à Bruxelles, est un chercheur en sciences sociales, de nationalité belge, ayant fait usage des mathématiques dans de nombreux champs
disciplinaires : anthropologie, sciences cognitives, et économie. Il est l'un des rares commentateurs économiques à avoir anticipé la crise des subprimes américains de 2007 et le risque de
récession mondiale qui en a résulté, dans son ouvrage Vers la crise du capitalisme américain.
Il a enseigné dans les universités de Bruxelles, Cambridge, Université Paris-VIII et l'Université de Californie à Irvine. Il a également été fonctionnaire des Nations-unies (FAO), participant à
des projets de développement en Afrique.
Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont :
- Vers la crise du capitalisme américain ?, La Découverte, Paris, 2007.
- L'implosion : la finance contre l'économie : ce qu’annonce et révèle la "crise des subprimes", Fayard, Paris, 2008.
- La crise : des subprimes au séisme financier planétaire, Paris, Fayard, 2008.
- L'argent, mode d’emploi, Paris, Fayard, 2009.
- Le capitalisme à l'agonie, Paris, Fayard, 2011.
Le blog de Paul Jorion http://www.pauljorion.com/blog/